34

C’était sans espoir. Ils ne contrôlaient plus l’embarcation emportée à la dérive vers le pont. Toujours aux prises avec la vermine, Dealey aperçut Culver et se demandait pourquoi il restait immobile, pourquoi il avait le regard fixé devant lui, peu soucieux du danger qui les menaçait. Il suivit le regard du pilote et, lui aussi, se figea.

Il ne pouvait ni parler, ni vitupérer, ni même pleurer. Dealey était paralysé sous le choc. Avoir survécu à l’holocauste, surmonté ses effroyables conséquences, essuyer une catastrophe à chaque instant, et maintenant cela. Être détruit par des créatures, tapies dans les immondices. Quelle mort amèrement ironique.

Culver se tourna pour le prévenir, mais il s’aperçut qu’il avait déjà vu. Un je-ne-sais-quoi passa entre eux. L’acceptation d’une mort imminente partagée ? Oui, et bien plus encore. La conscience soudaine d’une communauté d’esprit, d’une perception de l’autre, rare et saisissante. Pour Dealey, qui était et avait toujours été pragmatique, c’était une intuition, spontanée et désarçonnante, non seulement de la psyché de son compagnon, mais aussi de lui-même, une connaissance de sa propre identité. L’instant fut éphémère, mais le sentiment indélébile.

Un rat au pelage luisant et dégoulinant surgit sur la poupe. Culver l’attaqua avec une sinistre férocité meurtrière. Il lui trancha le crâne en deux et, du bout de sa hache, rejeta le corps brisé dans l’eau. Habité par la même rage glaciale, Dealey porta son attention sur les créatures qui commençaient à grimper sur le pont. Sa colère augmentait au fur et à mesure qu’il frappait, car il avait dépassé le stade de la peur et avait atteint celui pour lequel les bêtes qu’ils combattaient étaient renommées : piégé, acculé, il se retournait contre ses agresseurs.

Enfonçant le crochet au bout de la gaffe dans la bouche d’un rat qui avait sauté sur le couvercle du moteur, il le poussa pour faire glisser la bête sur la surface lisse jusqu’au banc latéral. Dealey le suivit, se pencha et souleva la créature assommée avant qu’elle ait eu le temps de recouvrer ses esprits. L’effort requit une force considérable, mais il ne prit pas le temps de se demander d’où il la tirait. Des dents s’enfoncèrent dans sa cheville ; il rugit de colère et de douleur, assena des coups à l’animal, lui martela le crâne et le corps, le forçant à lâcher prise. La gaffe se courba, se brisa ; il saisit le morceau de métal ébréché qui restait, pour poignarder le rat : Un jet de sang jaillit quand une artère fut sectionnée dans le cou et le rat détala en couinant. Mais déjà un autre fonçait sur lui. Il le prit à l’estomac, renversant Dealey sur le couvercle du moteur. Dealey lâcha la gaffe. Il sentit ses vêtements se déchirer et des dents s’incruster dans son abdomen. Il enfonça ses doigts très profondément dans le pelage mouillé, en essayant de repousser l’animal.

Une ombre masqua le soleil et le mutant lui fut arraché.

La créature s’était agrippée au cou de Culver. Il la repoussa sans se préoccuper si, au passage, elle lacérait Dealey de ses griffes et la tourna sur le ventre : il assena un coup de hache d’un mouvement sec avant d’expédier sur le côté l’animal qui se contorsionnait.

Il ne s’attarda pas ; il se retourna, fauchant les rats, les tailladant, parcourant le pont de long en large, infligeant des blessures, sectionnant des membres, des têtes, sans trêve, sans s’accorder un temps de réflexion.

Dealey se courba un instant sous le choc reçu à l’estomac, puis saisit la gaffe tombée de ses deux mains et se joignit à Culver dans la bagarre.

Très vite il ne resta dans le bateau que les rats gravement atteints ou mortellement blessés, mais les autres continuaient de grimper par-dessus bord. L’eau, tout autour, était une vaste marée noire. Et le pont n’était qu’à quelques mètres.

Culver matraqua un rat qui s’approchait furtivement de Kate dont le moignon, reposant à nu sur les planches humides du pont, était alléchant. Elle ouvrit les yeux quand il la souleva dans un éclair de conscience avant de replonger dans un oubli bienfaisant. Elle était d’une pâleur extrême qui ne présageait rien de bon. Culver, dans un bref instant de tendresse, effleura ses lèvres d’un baiser avant de la poser délicatement sur la caisse du moteur. Puis il retourna au cœur de l’action pour dégager le bateau, en poussant des hurlements.

Il sentait la masse énorme du pont se profiler au-dessus de leurs têtes, voyait les premiers rats se laisser tomber dans une gerbe d’eau juste un peu plus loin. Le bateau se rapprochait. Il voyait leurs silhouettes vibrer de joie, ramper sur les contreforts de l’Embankment, passer sur les traverses, se frayer un chemin sur la balustrade massive et se balancer sur le large rebord.

Fébrile, un rat bondit dans le vide et parvint à atterrir sur la minuscule cabine du bateau de plaisance. Il fixa les deux hommes sans passer à l’attaque.

Culver leva sa hache. Il la maintenait contre sa poitrine de ses deux mains, prêt pour l’ultime massacre. Une fois que l’embarcation se trouverait sous le pont, la vermine déferlerait sur eux, telle une avalanche. Il priait pour que la fin fût rapide.

Un silence étrange régna. Leurs couinements cessèrent, tout comme leurs tremblements. Ils avaient eu la même réaction, dans la salle du sous-sol, cet antre dans lequel la créature difforme avait allaité ses petits ; la vermine s’était alors figée dans le silence avant de tomber dans une folie sanguinaire. Et maintenant, tout allait recommencer.

Dealey se mit à prier en silence avec ferveur pendant que Kate gémissait doucement, toujours inconsciente.

Le rat, du toit de la cabine, observait Culver. Son arrière-train commençait à trembler, son dos voûté, peu agréable au regard, s’était raidi. Il émit un sifflement en découvrant ses dents. Un ronflement puissant se fit entendre. Par-dessus le bruit assourdissant, ils perçurent des rafales de balles. Culver et Dealey, abasourdis, virent des éclats de balles pulvériser le vieux pont. La vermine se dispersa. Beaucoup furent projetés dans l’eau, le corps criblé de balles. D’autres préféraient plonger, sous les rafales.

Dans une confusion totale, assourdis par le bruit, Culver et Dealey se jetèrent à plat ventre au fond du bateau qui passait sous le pont. Des rats leur tombèrent dessus et, une fois de plus, ils les repoussèrent ; leurs couinements étaient perceptibles maintenant qu’ils se trouvaient sous le pont, car le ronflement était atténué. La vermine en plein désarroi, affolée par le tumulte soudain, détalait sur le bateau dans tous les sens ; ceux qui étaient à la mer, complètement désorientés, nageaient en cercles.

Les deux hommes, debout devant la jeune fille allongée, frappaient ceux qui s’approchaient trop près ; ils se défendaient plus qu’ils n’attaquaient. Culver aperçut le rat, encore juché sur le toit de la cabine, qui l’observait toujours. Contrairement aux autres, celui-ci ne révélait nulle panique. Ses yeux luisants ne trahissaient même pas un sentiment de peur. Il s’approcha tout près du toit. Le pelage hérissé, le corps gonflé. Et bondit en l’air.

Le puissant arrière-train du rat le propulsa du couvercle du moteur où reposait Kate. Son vol sembla particulièrement lent à Culver, presque nonchalant. Sa silhouette noire s’amplifia dans son champ de vision, toutes griffes dehors, la mâchoire ouverte révélant chaque croc jaunâtre ; les deux incisives étaient tachées et ébréchées à force de servir ; les yeux, diaboliquement bridés, étaient fixés sur les siens.

Et la hache s’éleva dans un lent mouvement circulaire, avant de s’abattre sur la bête.

Le bras de Culver vibra sous l’impact et Culver tomba à la renverse sous l’animal qui avait été coupé en deux, du crâne aux épaules ; la lame, ayant traversé la colonne vertébrale, ne s’arrêta que lorsqu’elle atteignit le bassin.

Culver gisait au sol ; la substance vitale de la créature se déversait sur lui. Il repoussa avec peine le corps déchiqueté.

La lumière l’aveugla lorsqu’il quitta l’ombre du pont. Pourtant quelque chose masquait le ciel, d’un bleu limpide et il ne comprenait pas pourquoi, pas plus qu’il ne comprenait d’où venait ce ronflement puissant.

Dealey, près de lui, lui indiquait quelque chose en criant, mais les autres bruits étaient trop assourdissants. Une rafale de vent, proche de la tempête, ballotta la petite embarcation. Culver se redressa en titubant et s’agrippa au flanc du bateau pour garder l’équilibre. Il leva les yeux une fois de plus.

— Des Puma, dit-il.

Ses paroles se perdirent dans le vent. Il comprit brusquement pourquoi ils n’avaient ni vu ni entendu les hélicoptères plus tôt : la carcasse inclinée de la tour de Big Ben avait masqué leur approche.

Les trois hélicoptères survolaient le fleuve ; l’un d’eux était tout près du bateau, les roues rétractées, ses immenses pales créant un tourbillon. Deux d’entre eux tirèrent une rafale de balles sur le pont et dans l’eau, de leurs mitrailleuses 7.62 spécialement conçues, tandis que le troisième jouait sur les turbulences qu’il provoquait pour éloigner du pont l’embarcation et ses trois occupants humains. Le même mot restait figé sur les lèvres de Dealey : Incroyableincroyableincroyable !

Culver trébucha sur lui et le saisit par l’épaule.

— Ce n’est pas encore terminé ! hurla-t-il à l’oreille de Dealey. Ils grimpent encore à bord ! Il faut continuer à les repousser !

Comme pour corroborer ses propos, deux rats surgirent devant eux et se glissèrent sur le côté. Les deux hommes agirent de concert ; à coups de pied, ils jetèrent les bêtes à la mer. Mais d’autres bondissaient à bord, dans le but de trouver refuge contre l’averse de plomb. Culver et Dealey les attaquaient avant même que la vermine n’ait une chance de recouvrer ses esprits. Ils étaient malheureusement encore trop nombreux. Sans arrêt, d’autres grimpaient sur les bancs et le pont.

— Inutile, nous ne pouvons les retenir ! hurlait Dealey, une fois de plus en proie à la panique.

— Montez sur le toit de la cabine ! lui cria Culver par-dessus le ronflement du moteur.

Il bondit sur le couvercle du moteur ; Dealey suivit le mouvement. Il grimpa maladroitement sur l’espace exigu tandis que Culver prenait dans ses bras la jeune fille inconsciente. Ce n’était pas aisé, mais Culver la passa à Dealey qui la mit momentanément en sûreté. Le pilote donna des coups de pied à trois rats qui étaient montés sur la caisse ; l’un d’eux lui avait arraché un morceau de son jean en retombant sur le pont. Culver bondit sur le toit de la cabine et s’y accroupit, prêt à attaquer tout ce qui suivait.

Dealey, à demi assis, parce que c’était trop difficile de rester debout sur le bateau qui tanguait, tapa sur l’épaule de Culver et lui montra quelque chose du doigt.

Culver leva les yeux et aperçut l’ombre géante qui remplissait le ciel. Un homme leur était envoyé.

Grâce à Dieu, se dit Culver, les hélicoptères Puma étaient équipés à la fois dé mitrailleuses et d’élingues. Des pieds se balancèrent juste au-dessus de leur tête et l’homme sauta à bord. Culver et Dealey l’aidèrent à retrouver son équilibre.

— Ce n’est pas vraiment le moment idéal pour une sortie en mer, s’écria le plongeur qui s’aperçut que les deux hommes étaient trop las pour répondre. Je ne peux prendre qu’une personne... (Il aperçut les rats en contrebas, l’individu qui tenait la hache était toujours aux prises avec les créatures qui tentaient de monter sur le toit de la cabine.) Bon, je peux aller jusqu’à deux, mais nous aurons du mal en haut ! Aidez-moi à passer le harnais à la fille !

Ils entendaient à peine ses paroles, mais en devinaient le sens. Ils levèrent ensemble Kate et l’attachèrent à la boucle du harnais ; l’hélicoptère s’était mis en vol stationnaire, juste en surplomb, suivant habilement le mouvement du bateau.

— Bon, que l’un de vous se mette derrière moi et passe ses bras autour de mes épaules ! Il faudra tenir fort, mais nous allons vous hélitreuiller très rapidement !

Culver fit signe à Dealey de s’exécuter. Dealey secoua la tête.

— Allez-y ! hurla-t-il.

— Putain, ne soyez pas stu..., commença à dire Culver.

— Je n’ai pas la force de m’accrocher ! Je n’y arriverai jamais !

— Dépêchez-vous, l’un ou l’autre, s’écria le plongeur impatiemment. Un autre hélicoptère va venir chercher celui qui reste. Je donne le signal pour qu’on nous remonte avant que ces satanés monstres ne me sucent les orteils !

Dealey donna une tape sur l’épaule de Culver et lui prit la hache. Il esquissa même un sourire las.

Culver avait à peine les bras accrochés aux épaules du plongeur que ce dernier leva le pouce vers le ciel en guise de bonne chance et leurs pieds quittèrent le toit de la cabine. Ils s’éloignèrent du bateau à une allure rapide mais régulière. Il jeta un coup d’œil inquiet en bas et retint son souffle en voyant un essaim de formes noires sur le toit blanc. Dealey, debout, agitait la hachette de ses deux mains, écartant la vermine, la faisant passer par-dessus bord ou l’assommant sur le pont. Mais chaque fois que l’un d’eux était éjecté, un autre prenait sa place. Il vit la silhouette de Dealey, qui diminuait au fur et à mesure, soudain se raidir de douleur quand il fut mordu à la cuisse. Un autre rat lui sauta dans le dos, le forçant à passer les mains derrière pour le déloger.

L’arme tomba.

— Dealey ! hurla Culver inutilement.

Le deuxième Puma descendit ; un plongeur se balançait déjà au bout du câble. Ses pieds n’atteignirent jamais le toit de la cabine ; il hissa l’homme ensanglanté et, d’un mouvement, chassa le rat de son dos. Ils quittèrent le bateau, deux formes noires accrochées aux jambes de Dealey. Sous le poids, les rats vinrent s’écraser dans l’eau, la chair et les vêtements s’étirant puis se déchirant sous la pression. Culver ferma les yeux tandis que les deux silhouettes étaient hissées à bord. Le troisième hélicoptère volait bas, épuisant ses munitions sur la vermine. Des rafales de balles ravagèrent le bateau et les mutants qui s’y trouvaient. Quand les balles éclatèrent sur sa coque fragile et atteignirent son réservoir d’essence, la petite embarcation explosa en mille morceaux. Culver ouvrit les yeux à temps pour voir des volutes de fumée noire se soulever, réplique miniature des explosions qui avaient détruit la ville, longtemps, bien longtemps auparavant.

Des mains se tendirent et les aidèrent à monter dans l’hélicoptère. Culver fut hissé le premier, puis ce fut au tour de la jeune fille. Le plongeur grimpa le dernier.

Culver fut rapidement dirigé vers un siège et il s’affala, avec reconnaissance, dans un endroit frais. La lourde porte se referma, l’intérieur de l’hélicoptère était encore bruyant mais moins qu’auparavant. Il vit que l’on allongeait Kate avec précaution sur un brancard et un autre officier, sans doute un médecin, examinait le moignon de son bras. L’homme ne broncha pas ; il avait, de toute évidence, traité des blessures bien pires, ces dernières semaines. D’une trousse, il sortit rapidement une petite fiole qu’il brisa pour en extraire une seringue. D’une main experte et sans lui déchirer son jean, il plongea l’aiguille dans un muscle de la cuisse de Kate, y maintenant la seringue quelques secondes pour laisser au liquide le temps de s’écouler. Il remarqua que Culver les observait.

— C’est de la morphine, expliqua-t-il. Elle a de la chance que nous soyons arrivés alors qu’elle était encore sous le choc. Ne vous inquiétez pas, elle va s’en sortir. La coupure est nette. Je vais la panser et relâcher le pansement compresseur un instant. A-t-elle d’autres blessures ?

Culver secoua la tête ; la fatigue commençait à se faire sentir.

— Des balafres, des égratignures, c’est tout. Oh, si... nous avons été en contact avec la peste pneumonique.

Le médecin, surpris, haussa les sourcils.

— Bon, je vais m’assurer que tout va bien. Et vous ? Voulez-vous un sédatif ?

De nouveau Culver secoua la tête. Il contempla le visage livide de Kate ; ses traits étaient déjà apaisés par le calmant qui commençait à faire effet ; il avait envie d’aller vers elle, de la réconforter, de lui demander pardon pour ce qu’il avait été contraint de faire, mais elle n’entendait pas. Plus tard, ils auraient le temps. Oui, largement le temps, tous les deux. Il détourna les yeux, observa les minuscules hublots encastrés dans la porte et, plus loin, un ciel voilé de bleu. Un autre visage lui apparut : celui du plongeur.

— Sergent de vol McAdam, fit-il, se présentant.

Culver eut du mal à répondre.

— Merci, dit-il enfin.

— Je vous en prie.

— Comment... ?

— On vous a repérés tôt ce matin.

— L’avion ?

— Nous pensions que vous faisiez partie du quartier général gouvernemental, dit le plongeur en acquiesçant. Est-ce vrai ?

— Non... non, nous essayions de... d’y pénétrer.

L’homme semblait y porter un vif intérêt.

— Y êtes-vous parvenus ? Mon Dieu, nous n’avons eu aucune liaison avec le quartier général depuis le début de ce foutu bordel. Que diable s’est-il passé là-dedans ?

— Mais... personne... n’en est sorti ?

— Pas âme qui vive. Et personne ne pouvait accéder au QG de l’extérieur, tous les tunnels sont souterrains. Ces salauds nous ont frappés plus fort que prévu. Des survivants ont peut-être pu sortir de la ville, qui sait ? Nous n’avons pu procéder à des recherches, à cause des retombées. Nous patrouillons cette partie du fleuve depuis que nous avons appris que votre groupe avait été repéré. Mais vous étiez censés être plus nombreux. Où sont les autres ?

— Morts, répondit Culver d’une voix monocorde, songeant également à ceux qui s’étaient échappés de l’abri de Kingsway. (Il se rappela brusquement Ellison. Sans torche, sans arme. A l’intérieur de l’abri.) Tous morts, affirma-t-il.

— Mais qu’avez-vous trouvé là-dedans ? Qu’est-ce qu’il y avait ?

Le médecin intervint.

— Laissez-le se reposer, sergent. On l’interrogera quand nous serons de retour à Cheltenham.

Le plongeur le regardait toujours d’un air intrigué.

— Des rats, fit Culver. Rien d’autre que d’énormes rats.

Le visage de McAdam s’assombrit.

— Nous avons entendu des histoires...

— Des gens sont-ils parvenus à sortir de Londres ?

— Oh oui, des tas.

Culver s’enfonça davantage sur son siège.

— Mais où sont-ils allés ? Et dans quel but ?

Le plongeur avait une expression lugubre mais arborait un sourire dénué d’humour.

— Ce n’est pas aussi affreux que ce que vous pensez. On a mis un terme à la folie, voyez-vous, oui, avant la destruction totale. Bien sûr, les principales capitales ont été anéanties, ainsi que les villes industrielles et bon nombre de bases militaires ; mais l’ultime destruction a été brusquement arrêtée quand les puissances se sont rendu compte de l’erreur...

— Sergent, l’avertit le médecin.

— Quelle erreur ? demanda Culver.

— Reposez-vous maintenant, vous en avez besoin. Nous allons vous ramener très vite à la base où l’on va s’occuper de vous. C’est encore chaotique, mais l’ordre revient peu à peu avec la discipline militaire. On dit qu’une nouvelle coalition gouvernementale va être formée d’un instant à l’autre...

Le sergent se leva et donna une tape sur l’épaule de Culver.

— Du calme, dit-il.

Il fit demi-tour et sortit.

— Qui a commencé ? s’écria Culver. Qui a commencé cette putain de guerre ? L’Amérique ou la Russie ?

Il ne fut pas certain d’entendre vraiment, le bruit des pales rotatives noyant presque la réponse. On aurait dit : « La Chine. »

Le plongeur se tenait devant la porte du cockpit ; il arborait toujours un sourire dénué d’humour. Culver eut l’impression de l’entendre dire :

— Bien sûr, il ne reste plus grand-chose.

Culver se retourna vers les petits hublots, avide de lumière, surpris, mais trop las pour subir un autre choc. L’obscurité qui régnait à l’intérieur du Puma le déprimait ; il avait traversé trop de jours sans soleil. Son esprit errait, il revoyait des images, des scènes dont il ne parviendrait jamais à se libérer.

Et il songea à l’ultime ironie. Le massacre de ceux qui, après avoir, si longtemps auparavant, organisé leur propre survie au mépris des autres, avaient péri, impuissants. Le massacre d’une race de maîtres affaiblie, par des créatures refoulées depuis des siècles, hôtes des ténèbres ; l’ennemi naturel de l’humanité, qui avait toujours été doté de ruse, mais maintenant cette ruse  – et son pouvoir  – était accrue par une cause anormale. Il songea aux rats géants, ces rats au pelage noir, munis de leurs armes fatales, ces dents et ces griffes qui faisaient leur force. Et aussi à leur ruse. Il songea à ces rats semblables à des limaces bouffies, encore plus hideuses, frères et guides des monstrueux rats noirs. Et il songea à la Reine Mère.

Le médecin, absorbé par la blessure de Kate qu’il soignait, se tourna, surpris, lorsqu’il entendit Culver éclater de rire. Il prépara rapidement un sédatif lorsqu’il remarqua les larmes qui coulaient sur son visage.

Culver songea à la Reine Mère et à sa progéniture, à sa minuscule portée qui tétait. Le siège gouvernemental avait été attaqué avec violence parce que les rats noirs avaient cru que leur reine était menacée. Les pauvres imbéciles avaient été exterminés dès que l’abri avait été occupé ; les mutants, dérangés par le bruit des bombes, s’étaient inquiétés devant cette brusque invasion. Le massacre avait été instantané et impitoyable.

Culver riait sans pouvoir s’arrêter. L’ironie de la vie était trop amère. Et la plus grande ironie, c’étaient les enfants de la Reine Mère. Les petites créatures qui lui tétaient le sein.

Il passa une main tremblante sur son visage comme pour chasser cette vision. Lui et Fairbank avaient été bouleversés par cette découverte. Malgré le choc, de multiples hypothèses les avaient assaillis et terrifiés.

Car les nouveau-nés ressemblaient à des humains... des humains ! Des embryons. Ils avaient des griffes, un début de queue couvert d’écailles, les mêmes yeux bridés diaboliques et le dos voûté. Mais le crâne ressemblait à un crâne humain, leurs traits à ceux d’individus difformes et monstrueux. Leurs bras, leurs jambes n’étaient pas ceux d’animaux. Et leur cerveau, clairement visible à travers la peau et le crâne transparents, était trop gros pour appartenir à un rat.

Ses épaules étaient secouées de rire. L’humanité. Avait-elle été créée de la même façon, dans une explosion de radiations ; des gènes avaient-ils été modifiés au point de faire d’eux des créatures capables de marcher, de penser, de se tenir debout ? Il y avait une autre hypothèse terriblement amusante : l’humanité descendait-elle non pas du singe, comme le pensaient les théoriciens ? L’humanité... l’humanité descendait-elle de ces créatures hideuses ? Et l’évolution allait-elle suivre le même cours une fois de plus ?

Il lui était impossible de maîtriser son rire. Pas plus que ses larmes. Cela l’épuisait, lui donnait la nausée. Il vit alors quelqu’un se pencher vers lui, pointant une aiguille pour calmer sa crise d’hystérie.

L'empire des rats
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